Chaque année, des statistiques sur la contrefaçon sont publiées par divers organismes. Les chiffres sont rarement concordants et il est difficile d’en tirer des conclusions fiables. Tentons d’en comprendre les raisons.
Les statistiques sur la contrefaçon publiées en 2016
Le rapport 2016 commun à l’OCDE1 et à l’EUIPO, Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle, indique que la contrefaçon représentait en 2013 2,5% du commerce mondial soit un impact financier de 461 milliards de dollars2. Rien que pour l’Union européenne, près de 5% de ses importations de 2013 seraient des produits contrefaits soit 116 milliards de dollars3.
Le précédent rapport de l’OCDE évaluait qu’en 2008, le total des importations contrefaites s’élevait à 1,9% des importations mondiales soit 200 milliards de dollars4.
Dans le même temps, le rapport 2016 de l’UNIFAB indique que la contrefaçon représente environ 10% du commerce mondial, coûte 40 000 emplois annuels à la France et 2,5 millions d’emplois pour les pays du G205. L’organisation ne source pas ses deux premiers chiffres et cite le récent rapport du BASCAP6 pour justifier le dernier. Le BASCAP est le Business Action to Stop Counterfeiting and Piracy, organisme créé par la Chambre de commerce internationale (ICC) afin de lutter contre la contrefaçon et le piratage.
Après consultation de ce rapport, nous ne retrouvons nulle mention des 2,5 millions d’emplois perdus.
Comme nous pouvons le voir au travers de cette illustration, les statistiques sur la contrefaçon sont très aléatoires et se contredisent souvent.
Ceci s’explique pour quatre raisons principales :
- la difficulté d’évaluer un commerce sous-terrain et illégal
- les nombreuses transactions secrètes conclues entre contrefacteurs et titulaires de droits
- les différences dans les méthodes de calcul et les compétences de chaque autorité locale
- l’influence des industriels sur les organisations en charge des travaux statistiques
Prendre du recul sur les statistiques
La grande majorité des statistiques sur la contrefaçon émanent d’organisations professionnelles ou d’organismes publics très influencés.
Les rares études relativement indépendantes publient des chiffres souvent largement inférieurs aux travaux plus partisans.
Il faut donc prendre de la distance par rapport aux chiffres évoqués dans les médias et repris a fortiori à travers cet article.
Par exemple, depuis 2003 en France le chiffre de 30 000 (dorénavant 40 000) pertes d’emplois par an dues à la contrefaçon est repris par l’ensemble des médias, institutions et gouvernements successifs.
En fait, il s’agirait de « chiffres inventés sur un coin de table par des conseillers du ministère de l’Industrie. Les raisons étaient simples : en concertation avec le CNAC [Comité national anti-contrefaçon], il fallait marquer l’opinion publique. »7
Et Pierre DELVAL de conclure que les médias et les politiques « continuent de marteler sans vergogne des chiffres erronés, mal interprétés ou tout simplement inventés »8.
En réalité, dans le traitement de l’actualité de la contrefaçon, les médias suivent le calendrier de quelques puissantes organisations professionnelles et reprennent leurs éléments de langages et communiqués sans recul et analyse critique.
Ainsi, à propos d’un reportage sur la contrefaçon diffusé dans le journal de 13h de France 2 le 15 juin 2004, Armand RINDEL, de l’association ACRIMED9, dénonce la reprise du communiqué de presse du Comité Colbert10 par la chaîne de télévision publique « sans la moindre distance critique »11.
Ce dernier conclut son article de façon très explicite :
« Nous aurions préféré que l’on nous parle de la contrefaçon autrement qu’en suivant benoîtement les mots, les expressions et les chiffres, d’un comité de grandes entreprises du luxe… qui pourra ainsi plus facilement justifier ses futures délocalisations par un « C’est la faute à contrefaçon ». »12
Enfin, pour illustrer le manque de fiabilité des statistiques sur la contrefaçon, relevons qu’à l’occasion du vote du transfert de l’Observatoire européen des atteintes aux droits de propriété intellectuelle (DPI) vers l’Office d’harmonisation du marché intérieur (OHMI), Christian Engström justifie l’abstention du groupe Verts/ALE par ces paroles tenues le 14 février 2012 au Parlement européen :
« Le gros problème de la politique des droits à la propriété intellectuelle, c’est que c’est un droit presque complètement basé sur ce qu’affirme l’industrie. Les chiffres sont compilés par les lobbies qui nous disent : voilà le nombre d’emplois qu’on va perdre »13.
C’est pourquoi les chiffres diffusés sont probablement largement grossis avec le triple objectif de :
- sensibiliser les pouvoirs publics pour augmenter les moyens de lutte déployés
- toucher l’opinion publique pour freiner la consommation de contrefaçons
- ré-exploiter ces données dans le cadre d’une stratégie de communication plus large : justification de licenciements ou de délocalisations, installation dans des paradis fiscaux, demandes d’aides publiques…
En conclusion, si la lutte contre la contrefaçon est parfaitement légitime et s’inscrit notamment dans la défense de l’intérêt général, il faut garder un esprit critique vis à vis des statistiques diffusées sur le sujet car elles émanent presque toutes d’organisations juges et parties ou subissant un intense travail de lobbying de la part des titulaires des droits.
1. Organisation de coopération et de développement économique
2. OCDE et EUIPO, Trade in Counterfeit and Pirated Goods Mapping the econoic impact, 2016, p. 11
3. Idem
4. Idem
5. UNIFAB, Contrefaçon & terrorisme, rapport 2016 p. 4
6. BASCAP 2015 Roles and responsibilities of intermediaries: fighting counterfeiting and piracy in the supply chain
7. Pierre DELVAL, Le marché mondial du faux – Crimes et contrefaçons, CNRS Editions, 2010, p. 10
8. Idem
9. Action Critique Médias, association française de professionnels du journalisme
10. Organisme créé en 1954 par Jean-Jacques Guerlain et qui regroupe 81 grandes maisons de luxe
11. http://www.acrimed.org/La-contrefacon-selon-France-2-le-fleau-du-journalisme-de-contrebande-2
12. Idem
13. http://www.cuej.info/europe/la-session-au-jour-le-jour/des-habits-neufs-pour-lobservatoire-de-la-contrefacon